Ecritures : par Laurent M.
Fatigué.
Il contemplait la Mer. Et la palette des reflets de soleil qui striaient l’horizon.
Toute sa vie, il avait été un homme pressé. Il séjournait là, tout près de cette petite calanque.
Dans un hôtel distant de quelques centaines de mètres. Un hôtel discret, à peine bordé de quelques pins. Cette calanque n’était pas accessible par la route. Il fallait laisser la voiture à plusieurs kilomètres de là et marcher à pied une bonne demi-heure.
Il était arrivé là un matin de mai. Il avait 69 ans. Il était en retraite depuis trois mois. Ses cheveux étaient tout blancs depuis quelques années de même que ses sourcils.
Le site était incomparablement tranquille. Quelques visiteurs de passage peuplaient l’hôtel, la crique et les sentiers au sommet des falaises.
Toute sa vie, il avait été un homme pressé. Sans cesse accélérant dans la succession des tâches du cycle du jour. Il avait bien peu dormi. Et avait beaucoup puisé dans ses réserves psychiques.
Ses journées à la calanque étaient toute simples. Il restait alité jusqu’à 9 h 00. Réveillé bien avant. Il gardait les yeux fermés. La joue collée au frais du drap. Le corps recroquevillé. En une position fœtale sans contrainte.
Il se levait alors que le soleil était encore discret. Chaque matin, il saluait Eva la femme de ménage de l’hôtel qui démarrait son service. Il partageait un bref regard avec Pauline la gérante. Puis, il prenait lentement son petit déjeuner, seconde après seconde, sans penser à la suite de la journée.
Il ne savait combien de temps il resterait là. De ces jours initiés de mai jusqu’aux canicules de l’été.
Petit déjeuner fini, il s’asseyait dans un fauteuil à l’ombre d’un parasol, sur la terrasse. Un petit vent soufflait encore. Il observait des randonneurs s’équipant au départ d’un chemin de ronde dans le massif environnant. Ils étaient trois généralement. Ils seraient vite de retour.
Il remontait ensuite dans sa chambre et se mettait à écrire. Depuis quarante ans, il tenait un journal intime, diariste traversant épreuves et banalités. Il écrivait à la main dans des carnets de moyen format. Les volumes s’accumulaient.
En Chartreuse, il avait un chalet avec un petit sous-sol. Il entreposait là des dizaines de cartons où se logeaient les carnets. Traces d’une vie. Mémoires d’un inconnu. Reflets d’une quête de soi. Affirmation d’une liberté au-delà des échecs et des réussites. Contemplation. Méditation sur le temps. Décharge de sensations. Refuges. Un peu tout cela et plein d’autres choses encore. Écrirait-il encore jusqu’au terme de sa vie ? Probablement. Il faudrait quand même faire quelque chose un jour de cette masse de textes.
69 ans. Il avait travaillé jusqu’au seuil de cet âge. Et gagner sa vie.
Durant les dix dernières années de traversées avant ce passage, il avait mis de l’argent de côté. Après bien des plaisirs.
Ce petit chalet de Chartreuse qu’il avait d’abord loué, il en avait fait son port d’attache. En l’achetant. Il y résidait quand les fortes chaleurs da plaine faisaient désirer l’altitude. En chinant dans une braderie, il avait acheté une machine à écrire avec ruban. C’était une vieille machine à ruban. Mythique. Cela lui reposait les yeux au rebours des écrans bleutés qui avaient été son seul horizon pendant toute sa vie de bureaucrate.
Sa chambre dans le petit hôtel était orientée à l’est et le soleil serait bientôt à son zénith, en braquant vers l’ouest.
Il irait se baigner vers 17 h 00. Dans l’immédiat il allait manger à la petite brasserie.
Il y mangeait tous les midis.
Il regardait les clients en mangeant, là encore lentement.
Il y avait de jeunes couples de trentenaire sans enfant. Qui se souriaient intensément. Il volait cette vibration du sourire comme s’il voulait s’en nourrir et s’en abreuver.
Il avait décidé ce séjour inaugural aux calanques dans les trois derniers mois de sa vie active. Par une cérémonie de légèreté, il fallait inaugurer ce temps pour soi.
Il avait travaillé aux premiers barrots de nombreux systèmes en échelle.
« Il faut bien que quelqu’un le fasse ». C’était la formule qu’on lui avait assénée. Il s’était toujours voulu touche à tout.
Les systèmes de robotisation s’étaient effondrés. Il fallait reprendre à la main.
Parfois quelques personnes sur le terrain de l’action sollicitaient sa parole. Le téléphone sonnait quelques fois. C’était pour la bonne cause. Il travaillait depuis longtemps au bureau des petites bienveillances. Les corps souffraient. Il fallait les soutenir. Le téléphone raccroché, il reprenait le voisinage de son écran. Il y avait beaucoup d’actes à produire. Il faudrait arracher des signatures.
Les barrots aux parties les plus élevées de l’échelle étaient en réunion toute la journée ou presque.
Les organisations étaient tendues.
Dans ce monde de la bureaucratie, il avait survécu. Surnagé.
Sitôt le repas fini, il écrivait une lettre. Il avait oublié l’identité du destinataire. Mais il lui écrivait chaque jour. Il fallait bien sortir de soi. Il cachetait la lettre. Et la mettait dans une boîte à biscuits qui en comptaient des douzaines. C’est très précieux l’oubli. Cela permet une grande liberté.
Tout garder en mémoire, cela étouffe. 69 ans, les traces disparus. Il avait fait éteint la machine sans enregistrer son travail.
Cette vie en bureaucratie, il l’avait passé seul. Les contacts étaient éphémères. Les sourires étaient difficiles à capter. Tout le monde regagnait les systèmes privés et clos. Il était sorti des réseaux. Et n’avait qu’un téléphone d’urgence qu’il n’avait jamais utilisé. Il faudrait quand même reprendre un jour cette question des réseaux.
La famille, il n’en avait plus. Les dernières traces étaient effacées par les silences.
Il gardait quelques empreintes des gens pressés qui l’avaient reçu pour le positionner dans le cercle traçant des états de carences. On lui avait greffé des prothèses qui s’étaient enracinées dans ses entrailles. En quoi ces carences tenaient ? Il l’avait oublié. Tout avait brûlé.
L’heure du bain approchait. Son corps de septuagénaire était encore là. Affaibli par le temps. Mais il n’avait jamais été vraiment malade sauf un phénomène violent qui s’était abattu sur lui il y bien longtemps. Ah oui il aimait l’eau ! Il aimait cet enveloppement, cette caresse fraiche et pleine de vigueur.
Il restait dans l’eau une heure. Et s’allongeait dans l’ombre sur la plage. On distinguait des circulations à l’horizon. Un trafic vers un grand Port.
Peu de temps avant de partir en retraite, il s’était mis le soir à écrire des articles relatant les livres érudits qu’il aimait lire. Une page pas plus. Les curiosités étaient à susciter. Il envoyait cela à la bibliothèque. Il en écrivait deux par trimestre.
Portant l’empreinte de l’eau, il consommait la fin de l’après-midi en s’arrêtant le long de la jetée qui faisaient face à l’ocre du Cap. Le soir, il ne mangeait qu’une tranche de pastèque à l’épicerie du village à quelques lieux de l’hôtel. Il se couchait tôt comme un lointain parent.
Au bout de quelque temps à la calanque, il gagnait la petite gare décentrée au milieu des vignes. Il gagnait la grande ville. Il avait été urbain si longtemps. Il aimait alors prendre les lignes de tramway, s’assoir près de la fenêtre et parcourir la ville d’un point cardinal à un autre. Il était indifférent au flux des voyageurs d’une station à l’autre. Ce cheminement lui faisait s’oublier soi-même. Et rappelait cette capacité progressive à digérer les obstacles. Il ne visitait rien. Aucun monument. Aucun musée. Aucun théâtre. Il allait juste regarder le port un long moment.
Le temps de la calanque était passé. Il revint tous les trois ans. Et mourut. Un soir d’avril.
L.