Fable autistique : le mouton et le caméléon par Sandrine Mazuy
Paissant depuis quelques temps dans un champ verdoyant, un troupeau de moutons blancs n’avait que faire d’observer son environnement, estimant que rien n’était plus intéressant que son mode de vie présent.
Cependant l’un d’entre eux, un peu plus curieux, avait dans le voisinage, plusieurs fois aperçu un étrange personnage. Cet être farfelu qui, régulièrement, se fondait parfaitement dans le paysage était pourvu de gros yeux globuleux surmontés, à l’image d’un coq, d’une crête qui lui conférait un air vraiment loufoque ! Il vivait agrippé à son arbre, sans compère, ne quittant jamais son repaire.
Ce matin-là, désireux d’engager la conversation avec, espérait-il, un nouveau compagnon, le mouton quitta ses pairs et en ces termes aborda son dissemblable voisin :
- « Toi qui passes ton temps esseulé, à ton un arbre accroché, que fais-tu donc de tes journées ? Au lieu de te faire passer pour un vieux loup solitaire qui ne met jamais pied à terre, ne voudrais-tu pas te joindre à mes compagnons afin de partager un morceau de gazon ?
- Vous faites erreur Monsieur le Mouton, je ne suis pas un loup mais un caméléon ! De plus je ne suis pas vieux : pourquoi êtes-vous si injurieux ?
- Oh pardon Caméléon, je ne voulais pas t’offusquer : « vieux loup solitaire » n’était qu’une façon de m’exprimer !
- Je ne suis point vexé Monsieur le mouton, je n’ai seulement pas compris le sens de votre expression ! sachez que les jeux de mots et les sous-entendus me sont souvent insaisissables alors j’avoue que je suis un peu perdu ou disons plus précisément : confondu
- Et bien si je te perds dès que j’aligne trois mots, tu n’as pas fini d’être décontenancé et j’oserai même dire paumé, caméléon isolé !
- J’aime être isolé Monsieur le Mouton ; cela me laisse la possibilité de scruter vos congénères et de tenter de décrypter les us et coutumes auxquels ils adhèrent. C’est d’ailleurs fort intéressant de constater leur manque de discernement !
- Ohlala, quel vocabulaire ; tu parles comme un livre, tu me fais penser à un dictionnaire !
- Les livres ne parlent pas Monsieur le Mouton, vous proférez beaucoup d’inepties. Comme j’ai à cœur de toujours bien faire alors peut-être devrais-je remplacer inepties par idioties afin que mon propos vous soit plus clair ?
- Dis donc Caméléon, me prendrais-tu pour un âne ?
- Bien sûr que non, je sais très bien que vous êtes un mouton ! Mais je vous prie, ne vous approchez pas trop ; vos bêlements me vrillent les tympans et si par malheur vous veniez à me toucher, votre toison hérisserait mon corps tout entier et puis votre odeur nauséabonde m’inonde !
- Espèce de malotru, tu n’as qu’à dire que je pue !
- Je vous demande de bien vouloir m’excuser, je n’avais nullement l’intention de vous blesser mais il est primordial pour moi de toujours dire la vérité. D’ailleurs Monsieur le Mouton, si vous souhaitez continuer cette conversation, merci de prendre un peu de distance afin de ne pas sur-solliciter mes sens
- Quelle chochotte fais-tu ! Dans quel monde vis-tu ? et comment fais-tu pour supporter les intrus ? … Ohé Caméléon, où es-tu ? Ai-je la berlue ou as-tu bel et bien disparu ?
- Observer bien Monsieur le Mouton, je ne suis pas loin, j’ai juste activé mon homochromie afin de me sentir à l’abri.
- Ton homo quoi ??? quel est encore ce mot savant qui me fait passer pour un ignorant ?
- Mon HOMOCHROMIE ; elle me permet de me fondre dans le décor en changeant de couleur limitant ainsi les interactions qui m’assaillent et les pensées qui m’embroussaillent ! Car pour votre gouverne, sachez Monsieur le Mouton, que je dois sans cesse faire preuve de sur-adaptation et que chaque échange est comme un tourbillon provoquant toujours chez moi une immense et intense réflexion !
- Ah bah c’est pour ça que tu as une crête de piquants sur la tête ; si tu tricotes et détricotes chaque parlote, tu as le cerveau qui picote puis qui frisotte ; ton magma cérébral mijote, il explose tes écailles et les transforme en cisailles ! Mais en parlant de cisailles, revenons à nos moutons, accepterais-tu ma proposition à venir partager un morceau de gazon ?
- Je vous remercie Monsieur le Mouton pour votre invitation, mais je sélectionne et trie toujours soigneusement mes aliments, or il y a toutes sortes de graminées dans votre champ, il est donc impensable pour moi d’avaler un tel mélange si peu appétissant !
- Tu es bien compliqué Caméléon, ta vie ne doit pas être une partie de rigolade, franchement je préfère rejoindre mes camarades.
Quelle merveilleux idée de vouloir enfin me quitter ! j’ai suffisamment socialisé, me voilà éreinté, il me faut maintenant aller me reposer.
- Au revoir Caméléon, je m’en vais rejoindre mes compagnons et jouer à saute-mouton. Eux au moins ne se posent pas de question et me suivent sans condition !
- Au revoir Monsieur le Mouton ; mais avant de mettre fin à cette conversation, je vous soumettrais volontiers ces trois questions : avez vous raison, vous les moutons, de vous réjouir autant de votre instinct grégaire ? Toujours collés les uns aux autres, adoptant les mêmes comportements pour ne pas vous sentir différents ; est-ce épanouissant ? il est vrai que la plupart du temps je suis considéré comme une brebis galeuse, alors que vous et vos amis avaient le sentiment d’appartenir à une communauté, mais est-ce vraiment un signe de liberté ?
Monsieur le Mouton s’éloigna du Caméléon en tentant d’assimiler ces troublantes questions…
Caché derrière un buisson, un mouton noir qui avait assisté à toute la conversation eut alors cette réflexion : ne vaut-il pas mieux passer pour une purge plutôt que d’être considéré comme un mouton de Panurge ?!
« Sandrine MAZUY »

